- Vous avez publié un ouvrage intitulé “Une femme nommée Rachid”, qui est Rachid?
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- R1: Premièrement, je voudrais préciser que je m’appelle Fatna, et pas Rachid. Mais durant une certaine période de mon parcours, j’ai été ôtée de mon nom de Fatna pour le remplacer par Rachid. Ceci était dans un cadre historique, durant les années 70 au Maroc, où l’opposition était caractérisée par la masculinité. Quand nous avons été emprisonnées, en tant que jeunes femmes engagées d’opposition, les autorités qui nous ont kidnappées nous ont donné des noms masculins. Une fois, en contestant le fait qu’un représentant de l’autorité m’a mis les menottes alors que je suis une femme, il a répondu que pour eux j’étais un homme. Celà m’a poussé à travailler sur le sujet et écrire l’ouvrage “Une femme nommée Rachid”. En faisant mes recherches, j’ai découvert que le fait de donner des noms masculins aux détenues politiques femmes se produisait seulement au Maroc, je n’ai guère trouvé de telles expériences documentées dans d’autres pays. De ce fait, je pense que la définition du masculin a des caractéristiques propres chez les arabes en général et chez les marocains en particulier. La masculinité est reliée à la force, au courage. J’ai trouvé à travers mes expériences que moi aussi j’ai cette force, elle n’est donc pas propre aux hommes. On est tous nés des humains, la seule différence entre nous à ce moment est le sexe biologique. Mais à partir des trois premier mois de la grossesse (période nommée Louahem au Maroc), quand on est encore foetus, on est déjà sujets de discours de différenciations basées sur le genre, alors que ces prétendues différences n’ont aucune base scientifique, on est tous nés les mêmes. Au Maroc, par exemple, dès la naissance, le garçon est célébré par des cris (Tzaghrita) et la fille par le silence, je n’ai jamais compris ce genre de comportement. Celà représente, dès la naissance, une suppression de l’identité de la fille, une démonstration qu’elle va vivre dans le silence. D’ici commence la discmination basée sur le genre, le garçon est appelé à sortir, à jouer dehors, la fille est appelée à jouer dans une sphère privée, au sein de la maison, avec des jouets relatifs aux fonctions qui lui sont attribués en tant que femme. Il y a aussi le concept de pudeur (Hchouma) qui est appris aux filles dès le très jeune âge, on leur demande de croiser les jambes, de cacher leurs seins dès la première l’apparition des formes féminines, alors qu’on apprend au garçon de s’ouvrir au monde et de montrer ses muscles. Les filles sont donc sujettes à un lourd poids dans le processus de leur éducation. Ce poids reste ancré dans l’inconscient des femmes, nous pouvons changer les lois, les structures, mais ce qui est relatif à notre raison reste très difficile à changer. Dans mon cas, mon père ne m’a pas traité comme une femme mais plutôt comme un être humain tout court, nous avions une relation très proche. Il était très sensible, il pleurait facilement, faisait les tâches ménagères, je l’ai même vu aider ma mère pendant qu’elle faisait naissance. Cela m’a appris que ces pratiques n’étaient pas seulement propres aux femmes. Mon père n’était pas conscient des questions de l’égalité des genres mais était égalitaire de nature dans ces actes quotidiens. Ce genre de choses nous marquent à vie. Par ailleurs, pour les femmes, il y a beaucoup de choses dans notre société qui lui sont très dangereuses. Pour l’accouchement par exemple, les femmes n’y sont pas préparées, et les hommes encore moins. Alors que ce processus doit être appris aux femmes et aux hommes pour qu’il s’y entraident. Pendant l’accouchement, si le bébé n’arrive pas à sortir, on coupe la femme sans son concensus. Au début, la plupart des médecins étaient des hommes, ils sont donc ignorants du corps féminin, certes ils en ont des connaissances théoriques mais ils ne l’ont jamais expérimenté. Or, je considère que la question d’égalité est une responsabilité qui touche autant les femmes que les hommes, nous devons donc travailler ensemble pour l’atteindre. L’être humain doit être libre, mais dans la réalité on trouve qu’on a même pas le droit à une liberté dans notre intimité. On peut par exemple voir des personnes qui ont été victimes des choix des autres concernant leurs préférences et orientations sexuelles. Tout celà est dû à l’absence de la liberté d’expression et des discriminations basées sur le genre qui s’alimentent par la division des rôles genrés, de façon à satisfaire les besoins du capital et non pas du bien de l’humanité, cette division n’a jamais été innocente et on voit aujourd’hui les conséquences de ces fait qui ont un origine politique et capitaliste.
- Je voudrais revenir au point de l’intitulé de Rachid, et poser la question: pourquoi la femme courageuse, forte, activiste, se voit ôtée de son identité de femme et donnée celle d’un homme?
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- R2: Je me suis pas mal de fois dans des positions où je dois affirmer que je suis une femme qui a réalisé tout celà, devant des personnes qui me disent que non, que je suis un homme. Parfois on me lance l’expression « tu es un homme” pour exprimer qu’on est fier de moi, alors qu’en vérité, ces caractéristiques sont considérées comme masculines, on ne veut donc pas les donner à une femme car ce sont des privilèges masculins que les hommes ont peur de laisser tomber. Nous pouvons voir que les hommes ont recours à leurs mères, sœurs, femmes et filles pour les aider à garder ces privilèges. Nous trouvons donc des difficultés à travailler sur ces dernières car les hommes ne sont pas prêts à abandonner. Les hommes choisissent donc d’ignorer les circonstances qu’on ces rôles genrés sur les femmes pour garder les privilèges que leurs donnent cette division. Je salue donc tout homme et toute femme qui lutte pour le changement de ces paradigmes.
- Fatna Bouih, en addition à ta lutte politique, vous avez aussi lutté socialement avec et auprès des hommes pour qu’il aient conscience de leurs privilèges, et qu’ils puissent faire la transition de la masculinité toxique vers une masculinité positive. Comment ce projet pourra-t-il avoir du succès aujourd’hui?
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- R3: Je travaille aujourd’hui au sein de l’association Quartiers du Monde, que j’ai choisie car on y adopte la philosophie de l’éducation populaire et qu’elle croit en la création collective d’une société basée sur l’égalité et elle travaille avec les jeunes et les hommes. A la base, nous travaillons sur la cause de la femme, mais j’ai plutard découvert que nous avons oublié ou ignoré que l’homme souffre à son tour dans cette société patriarchale. Le moment par exemple où on voit un homme qui abandonne son rôle masculin au sein de la société, il est automatiquement rejeté est accusé de ne pas être un vrai homme, comme on m’accuse de ne pas être femme. Cette normativité présente dans la société empêche les hommes de s’intégrer dans ce projet sociétale qui a pour objectif l’égalité. Les garçons souffrent de la pression qu’exercent les pères pour qu’ils soient des “vrais” hommes. La famille essaie de garder les filles et les garçons dans les rôles et les attributs qui leur sont appropriés. Ce qu’on ne voit pas, c’est que ce processus ne crée que de la violence. J’ai travaillé pendant une longue durée au sein des prisons, les garçons y sont une grande victime de ce processus de socialisation. Dans les quartiers populaires, on voit par exemple des femmes qui forcent leurs fils à être des hommes, mais ce concept d’homme n’est jamais clair, le garçon ne comprend jamais ce qu’il doit faire, et se trouve face aux attributs de la compétition, violence et protection pour se retrouver à la fin dans la délinquance. Dans notre association, nous utilisons des outils et techniques que nous avons créé, à travers un partage d’expérience entre l’amérique latine, le nord d’afrique, l’afrique centrale et l’europe, pour travailler à déconstruire les masculinités toxiques. Nous travaillons avec les jeunes qui souffrent de ces processus de socialisation qu’il rencontrent aussi dans l’école qui aide à reproduire ces discriminations et stéréotypes de genre. Nous tâchons donc de travailler avec ces jeunes sur, entre autres, la visibilité des femmes en leur expliquant par exemple le rôle de leurs grandes mères dans la lutte contre la colonisation, et dans la construction de cette société. Nous travaillons donc sur la déconstruction des masculinités toxiques, notamment avec ce travail au sein des prisons qui m’a appris qu’on doit travailler au sain des écoles et des maisons, et j’ai un grand rêve de travailler avec les ultras, étant un espace très masculin et par conséquent très violent. Tout cela est dû à la définition de la masculinité est confondue avec le pouvoir, l’autorité, la violence, la rue, l’argent, etc. Nous avons vu à titre d’exemple dans la période du confinement des hommes dire que pour prouver sa masculinité, on ne doit pas rester dans la maison, considérant la maison comme un espace féminin honteux. Il est donc temps de créer un nouveau genre, hors de la binarité homme/femme, qui croit en l’égalité dans tous les domaines, qu’ils soint politiques, culturelles ou sociétales. Jadis, le fait de danser était refusé pour les hommes. Aujourd’hui, les conditions sociétales sont plus positives mais la pression sociale subsiste toujours.
- Madame Fatna Bouih, je voudrais vous interroger sur votre longue expérience de travail sur les masculinités et de lutte avec les femmes et les hommes, qui est pour vous l’homme de demain? Et qu’est ce que pourrait être la définition de la masculinité positive à laquelle nous aspirons?
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- Je voudrais d’abord préciser que ce travail des femmes sur le concept de masculinité positive vient d’une réalisation que même si les femmes avancent dans leurs luttes, et que leurs capacités soient renforcées, qu’elles soient plus actives économiquement, les hommes resteront un obstacle. De ce fait, pour moi, la masculinité positive est un homme qui a créé sa valeur, sa liberté et a laissé place à sa créativité pour créer son identité sans restrictions. Chaque être humain est vulnérable et fort au même temps, qu’il soit homme ou femme. Ces attributs en fonction du genre ont été démontrés faux d’abord par la science, et aussi par des exemples d’hommes qui pleurent, qui prennent en charge des tâches ménagères, qui s’occupent de leurs enfants et qui montrent que ces pratiques ne sont pas négatifs, mais au contraire sont très valorisants.
- Je voudrais revenir à un point que vous avez mentionné et que je voudrais développer encore plus, celui que les femmes ne sont pas les seules victimes de la masculinité toxique, mais aussi les hommes qui ne rentrent pas dans le cadre de la masculinité hégémonique, en addition aux décisions politiques qui affectent des pays et des zones géographiques et qui sont le résultat de cette masculinité toxique. Comment la masculinité peut-elle transcender la violence pour affecter les hommes eux-même, des pays et des économies?
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- R5: L’histoire fait preuve que toutes les guerres ont résulté d’une recherche d’autorité qui puise son origine dans un pouvoir et force masculins. Les hommes veulent montrer leur force de façon politique, économique et autoritaire. Cela existe encore aujourd’hui, les gouverneurs, rois, etc ne veulent pas seulement avoir du pouvoir mais aussi laisser ces traces pendant des années. Tout cela est construit sur une base de violence, l’autorité est toujours construite à travers la violence. L’homme est victime dans la guerre, mais il est aussi victime de la pression qu’exercent les autres hommes quand il veut exprimer sa vulnérabilité. De plus, cette masculinité toxique affecte aussi sa santé, l’homme ne doit pas dire qu’il est malade en addition au fait que les hommes négligent leur santé pour ne pas montrer qu’ils peuvent être faibles. Celà s’applique encore plus quand on parle de santé mentale, un homme se trouve dans l’impossibilité d’exprimer qu’il souffre de problèmes psychiques. C’est pour toutes ces raisons que j’affirme que ces masculinités toxiques sont nuisibles pour les hommes aussi, on peut voir cela clairement au sein de la prison où les hommes considèrent leur souffrance en tant que valorisante pour leur masculinité. Dans le dialecte marocain, un proverbe très utilisé qui veut dire “être un homme depuis l’enfance” « Rojola moundou tofola” illustre parfaitement comment un petit garçon est appris à ne pas pleurer quand il tombe, qu’il doit se montrer fort, qu’il doit faire du sport…
- Il y a des études qui affirment que la violence des hommes au sein de la sphère privée et publique est le résultat d’une violence systémique. La souffrance que subit les hommes dans la société entraîne la souffrance que fait subir les hommes aux femmes et enfants dans les sphères publiques et privées. Qu’est ce que vous en pensez?
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- Quand l’humain subit une violence, il a tendance à faire subir ses dégâts à autrui, et cet victime sur laquelle il extériorise cette violence est généralement une personne qui est plus faible, que ce soit une femme ou un homme. Nous savions déjà, avant d’avoir lu les études relatives à ce sujet, que la pression que vit l’homme par rapport à sa situation économique est transformée en violence envers sa femme et enfants.
- Dernière question, qui sont les hommes de demain pour Fatna Bouih? Comment vous les imaginez?
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- Je les imagine comme des êtres humains, des êtres humains tout simplement qui pleurent, qui rient, qui construisent leur société sans préjugés, sans représentations normatives, sans tous ces stéréotypes sur les genres femmes et hommes. L’homme est un être humain comme les autres. On est tous des êtres humains forts et faibles en même temps. Je conçois des hommes du futur qui sont positifs, altruistes, qui sont dans un entraide avec les femmes dans la construction de la société, soit au sein de la famille ou en dehors d’elle. Notre objectif à tous est d’aspirer à une société égalitaire, où la violence n’existe pas, pour qu’on puisse avancer dans tous les domaines.
- Pensez vous qu’il y a toujours un espoir au Maroc malgré l’absence totale de volonté politique de déconstruction de la normativité et des stéréotypes de genre?
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- Bien sûr qu’il y a de l’espoir. Si on travaille avec, les jeunes tout peut changer, les personnes plus âgées et leurs mentalités sont plus difficile à changer, certes. Mais si on travaille auprès des jeunes, surtout dans les espaces où ils reproduisent la violence surtout masculine, comme par exemple les espaces relatifs au football, à l’école. Avec ce travail, nous pourrons agrandir cet espoir. Au passé, nous ne pouvions pas imaginer le congé de paternité, la présence du père pendant l’accouchement, des pères s’occuper des bébés, etc. Aujourd’hui, ces pratiques existent, mais sont encore très rares. Ces comportements ont besoin de l’appui de la part de la société civile et de l’État.
- Une dernière question, dans Machi Rojola, nous essayons de prendre ces termes et leur donner une nouvelle définition. Je voudrais donc vous donner la parole pour vous adresser aux hommes qui sont dans la masculinité hégémonique et dans la masculinité toxique, et leur dire ce qu’est Machi Rojola (n’est pas un homme) aujourd’hui.
- Machi Rojola est de frapper une femme ou un homme, Machi Rojola est de ne pas assumer ses responsabilités, Machi Rojola est d’être conscient du danger de ses privilèges et tout faire pour les garder.
L'équipe
Machi Rojola est la première plateforme 100% marocaine qui promeut les masculinités positives.
Initiée par le collectif ELLILE, Machi Rojola vise à travers un prisme féministe, à repenser la masculinité dans une société patriarcale.
La plateforme qui n’est pas destinée à diaboliser les hommes, mais plutôt à mettre en évidence les effets nocifs et socialement destructeurs de certains idéaux traditionnels des comportements masculins tels que la domination masculine, l'homophobie, la misogynie, le harcèlement, l’autosuffisance... par la promotion et la défense des masculinités positives et plurielles.
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