Je m’appelle Leïla Jiqqir, je suis une artiste vidéaste, productrice et musicienne franco-marocaine et je vis en France. Mon parcours dans les champs artistiques est assez dispersé et plutôt autodicacte. Les questions de l’identité, des racines et de leurs rapports aux territoires, la question des héritages culturels et leurs transmissions sont au coeur de mon travail qui s’articule à travers et autour de mon regard de femme racisée vivant et travaillant en France. Dans mes travaux je m’appuie beaucoup sur ma propre expérience de recherche quant à mes origines, à ma généalogie, et mes géographies bien particulières. J’oscille entre l’autobiographie et des récits collectifs, l’universalité de ces questions. En tant que musicienne au sein du duo Taxi Kebab j’aborde ces questions, ces géographies instables et ces errances à travers des textes poétiques bruts, intimes, écrits en darija, ma langue paternelle, que je me réapproprie depuis quelques années. En chantant en darija et en jouant du buzuq (instrument à cordes d’origine syriennne) au sein d’un projet de musique électronique né en France, ces sujets apparaissent sous d’autres contextes, notamment celui des musiques actuelles en Europe, en France, et en tant que femme. Ce qui m’amène à poser de nouvelles questions quant à mon genre, mes origines, ma position, au sein de mon milieu socio-professionnel.
Quelle est ta démarche artistique
Ma démarche est sans doute très naturelle, souvent très spontanée. La création au sens large est l’un des outils dont je dispose et que j’utilise pour m’exprimer. Celui de la création visuelle en est un, la création sonore et l’écriture en sont d’autres… Je les emplois dans la tentative de répondre, d’alimenter des questionnements, d’échanger avec les autres. Je cherche à transposer des raisonnements personnels sous d’autres angles, les laisser glisser vers des dimensions plus collectives, prendre du recul… En tant que femme franco-marocaine évoluant dans le milieu de la musique électronique, de la scène, en France, ma place soulève sans cesse de nouvelles questions, personnelles et d’ordre socio-politiques. Ma démarche suit naturellement ce rythme de « construction/déconstruction » perpétuel, s’adapte à ma propre évolution et celle de mes environnements, je progresse, je digresse, et parfois je me perds aussi.
Ce que c’est qu’être un homme pour toi.
Premièrement, et pour préciser ce qui suit, je parlerai de l’homme en tant que personne ne qui se reconnait en tant qu’appartenant au genre « homme », et dont le sexe biologique est masculin ; donc l’homme cisgenre, hétéro, puisque c’est le profil dominant que la société attribue au terme « homme ». En adaptant les mots de Simone de Beauvoir, il est très juste de rappeler « On ne naît pas homme, on le devient ». A mon sens, un homme, c’est un individu qui a été construit et se construit à travers des déterminations socio-culturelles et historiques en association avec des déterminations biologiques bien établies par nos sociétés. Toutes ces données faisant de lui un être à qui la société et l’histoire offrent, et inculquent, les traits de la domination, lui donnent accès à des privilèges indéniables à tous les niveaux de sa vie. Un homme est construit de facto dans le « marbre de la domination », avec toutes les angoisses et l’exigence que cela implique. Il fait l’objet de l’exclusivité et de l’unilatéralité sur tous les plans de la société : économie, pouvoir, relationnel, vie sociale, espace physique et public…
Un homme, c’était un « petit garçon » à qui on a appris à systématiquement se différencier d’une femme, d’abord en fonction de ses attributs physiologiques dès la naissance, puis sur le plan émotionnel. C’est un enfant futur-homme à qui on inculque de ne pas trop aimer, de ne pas trop contempler, de ne pas être trop empathique, de ne pas trop ressentir, de se taire. C’est un garçon qu’on éduque dans la dissimulation des émotions. Pour moi, l’homme cis– dans sa construction patriarcale qui prédomine dans nos sociétés – est une bombe à retardement, qui n’explosera peut-être pas ; une sorte de «Unexploded Ordnance », dont le modèle, tant que ce dernier n’est pas renversé, est toxique pour lui-même et autrui. Pour faire plus court, être homme cisgenre, et de surcroît hétéro, ça me paraît très chiant, toutes ces constructions sociales, tout ce manque d’introspection, d’altruisme, de sincérité, de viscéralité, ça me laisse perplexe… Bon courage les hommes cis hétéro pour la déconstruction (rire).
Pourquoi tu t’intéresses à la question du genre dans ton travail ?
C’est quelque chose de naturel et nécessaire… Que ce soit dans les arts plastiques où j’évolue plutôt seule et chez moi, ou bien dans la musique où je suis au contact de beaucoup plus de personnes, notamment beaucoup d’hommes et au sein de différents lieux, publics ou non, j’ai toujours très naturellement placé la question du genre au centre de mes échanges. En tant que femme, racisée, artiste, très investie émotionnellement dans mes rapports humains, c’est un sujet omniprésent.
Récemment, par la poésie qui est un médium assez nouveau pour moi, j’écris de manière frontale et concise sur des expériences vécues de sexisme, de racisme, j’aborde des traumatismes, des mauvaises expériences, ma colère, en quelques mots mis en page et publiés en ligne. J’y évoque des expériences issues de différents contextes : mon quotidien, ma vie privée, dans l’espace public comme dans mon milieu professionnel ; la musique, la scène… Les violences sexistes, à toutes échelles, les micro-agressions, y sont très fréquentes, j’en note beaucoup, je n’ai pas toujours suffisamment d’espace pour les digérer et les répertorier. Inutile de rappeler que le milieu dans lequel j’évolue est majoritairement masculin, et je ne m’habituerai jamais à l’immense vide face à tous ces déséquilibres, qui ne demeurent pas qu’une simple affaire de parité ou de « sensibilisation » à court terme mais bien d’une évolution politique, économique, et humaine. Le coût de la charge émotionnelle est assez élevé, néfaste et peut être destructeur, notamment lorsque les soutiens et safe-spaces de discussion ne sont pas à la hauteur. Peu importe la forme, je crois très fort que je dois me saisir des outils d’expression dont je dispose et que j’ai le privilège de pouvoir utiliser. Évoluer dans un milieu artistique, être en partie décisionnaire dans mes projets, avoir une forme de posture « publique » ne me protègera jamais de ces nuisances quotidiennes. Ça ne me protège pas des regards sexistes et racistes issus des structures inégalitaires de tous les milieux où j’évolue. L’écriture me permet de dénoncer et de partager ces expériences très spontanément, rapidement, sans avoir à écrire un morceau ou un court-métrage… Comme une urgence de libérer la parole, et c’en est une. Ce travail de bribes poétiques comme des post-it dans l’espace public se lie naturellement à d’autres récits et témoignages. L’aspect collectif des « mots-témoins », leur résonnance, renforcent cette idée qu’il est autant nécessaire qu’important, qu’intéressant, de cultiver ce modeste moyen d’expression, de surcroît en tant que femme évoluant dans le domaine de la création, en tant que femme ayant certains moyens de communication publique, possibilités d’expression, et privilèges d’expression.
Le travail artistique pourrait-il changer les représentations sur le genre dans nos sociétés ?
Je ne saurais pas définir exactement « travail artistique ». En tout cas, il s’agit de représentations publiques. J’estime que tout ce qui a une visibilité publique, populaire ou non, plus ou moins médiatisée, a une fonction communicative qui n’est jamais dérisoire. Nos sociétés sont jonchées de représentations médiatiques genrées à la sauce viriliste et hétéro-normée qui sculptent et manipulent nos regards et le peu d’objectivité qu’il nous reste. Si l’on considère les champs de la création dans leur globalité, oui, ils permettent et proposent différents regards sur la question du genre, des outils d’expressions, des visions plus sensibles et altruistes… Sans doute donc que cela sert une progression des regards et imaginaires collectifs. À titre d’exemple, en tant que femme, le simple fait « d’être là » sur scène, parmi un pourcentage élevé d’hommes (cis hétéro) propose déjà une représentation « autre ». Le fait de voir davantage de personnes LGBTQI+, manifestes, sur des scènes nationales est déjà un changement. Si les regards changent, les structures socio-culturelles et politiques sont néanmoins beaucoup plus résistantes aux changements. Si ce qu’on appelle ici « l’art » permet de faire évoluer les regards d’individu·e·s provoque les réactions, ce sont ces réactions qui provoquent le changement. Il y a beaucoup d’intermédiaires entre l’expression artistique et le désir de progrès et ce qu’on appelle ici « les changements ». C’est tout de même très encourageant de constater ici et là que certain·e·s groupes, collectifs, personnes, se sont saisies du rythme de la progression des (r)évolutions pour élever au plus haut point les réflexions et actions – et ce avec ou sans l’art.
Existe-il un art engagé ?
Les champs artistiques sont multiples, les arts sont multiples. L’acte de « produire » une proposition artistique – pour ne pas dire « œuvre d’art » – naît déjà d’un engagement. Qu’il soit personnel, politique, apolitique, il y a une intention d’expression, un engagement du discours donc, peu importe la source. Si l’on parle d’arts dans leur forme publique, destinée à être « diffusée », et d’engagement au sens de prise de parti socio-politique, de la défense de certaines valeurs, on ne peut nier cette intention de communication… Cependant est-ce que l’aspect engagé d’une proposition artistique est forcément perceptible et marqué ? Ta question étant finalement assez philosophique, je ne saurais y répondre de manière globale.
Personnellement, j’accorde mon travail et mes convictions de manière très naturelle, j’estime que ce qui est « engagé » dans mon travail de création, découle du même engagement que celui avec lequel je me lève tous les matins et avec lequel je vis au quotidien. C’est quelque chose qui nous habite, qui est vivant et qui évolue autour et avec nous. Je crois que ce n’est pas l’art qui est engagé, mais que c’est l’engagement qui habite l’art.
Comment vous définissez l’art ?
Pluriel. Encore une fois, je crois que cette question mène à un milliard de réponses qui appartiennent à toustes. Si je tente difficilement d’y répondre d’une seule manière, subjective, je dirais que l’art est un ensemble illimité d’outils d’expressions tangibles et intangibles, qui permettent de nouveaux langages, comme des extensions de nous-mêmes. D’une autre manière, on peut aussi parler d’art comme de moyens multiples de communication(s), de dialogues désintéressés, et universels.
Qui sont les hommes du futur ?
Les hommes du futur, du futur proche je l’espère (et il y en a déjà, lhamdollilah), ont conscience de toutes les données, toutes ces que nos sociétés leur ont attribué et sont prêts à les déconstruire (et ils ont tout à y gagner). Ils n’ont pas besoin qu’on leur indique le chemin vers les questionnements sur leur genre, sur leurs postures à tous les niveaux de société. Ce sont des hommes qui sortent du piège de la virilité, qui sortent du schéma d’oppression de l’homme par l’homme et des femmes par l’homme, des idéologies virilistes et anxiogènes qui les habitent consciemment ou non. Les hommes du futur sont conscients de leurs privilèges, s’intéressent aux mécanismes de la domination masculine dévastatrice et les regardent en face et sans œillères. Ils écoutent, ne se réapproprient pas les combats féministes ou tout autre combat de minorité, sont doués d’initiatives intellectuelles, se détachent d’un masculinisme autocentré et hétéro-centré, ils laissent de la place dans les espaces. Ce sont des hommes qui parlent sans tenter constamment de se démarquer de tout autre genre – dans le cas binaire de notre société – de la femme.
Je ne sais pas… pour moi, et ce en France comme au Maroc ou partout dans le monde, les hommes du futur sont aussi les hommes qui ne me font plus peur, que je ne redoute plus, dont je ne redoute pas le manque d’écoute, dans l’espace public, la vie privée, le travail, dont je ne redoute pas l’abus des pouvoirs dans le monde politique, dans toutes les sphère de ma vie sociale… Ce sont ceux dont je n’appréhenderai plus les réactions, les hommes capables de construire d’eux-mêmes des espace safes et avec qui il est possible d’aborder les questions liées aux problématiques de genres, et avec qui l’on peut partager les frais des charges mentales, militantes, et émotionnelles. Encore une fois, ils ont tout à y gagner, à sortir de cette prison dorée du patriarcat !
L'équipe
Suivez-nous sur les réseaux sociaux !
Récemment ajouté
Comment peut-on mettre fin aux masculinités toxiques ?
Les masculinités toxiques sont un problème de société qui exige une attention urgente. Lesnormes sociales traditionnelles qui dictent comment un…
[INTERVIEW] Yasmine Hatimi
Q1: Yasmine Hatimi, vous êtes photographe et artiste. Je voudrais commencer par une question que je pose à tous mes…
[INTERVIEW] Asma Lamrabet
Q1: Mme Asmaa Lamrabet, vous êtes médecin biologiste de formation, vous êtes une figure incontournable du féminisme islamique et marocain,…