- Q1: Abdellah Taïa, vous êtes écrivain, réalisateur, vous avez écrit des livres qui m’ont marqué déjà moi personnellement donc vos livres autobiographiques, Le Rouge du tarbouche, L’Armée du salut, Une mélancolie arabe… vous avez écrit des romans donc je cite sont Un pays pour mourir, et vous avez aussi participé à plusieurs ouvrages au Maroc et à l’étranger, je cite La guerre des langues et plein d’autres livres. Vous êtes aussi un conférencier? Vous avez fait des conférences un peu partout dans le monde pour parler des droits des personnes LGBT, mais aussi des injustices. Moi personnellement ce qui m’intéresse beaucoup donc vos travaux, c’est que vous travaillez sur la question LGBT, non seulement en tant que question de libertés individuelles mais aussi en tant que question de justice sociale.
- R1: C’est très important d’essayer de mêler les combats, et de ne pas s’isoler dans un seul combat. Moi comme vous le savez, je viens d’une famille très pauvre du quartier de Hay Essalam dans la ville de Salé. Si ma mère n’avait pas économisé de l’argent, pour me payer l’argent du bus pour toujours aller étudier à l’université de Rabat, si ma mère ne m’avait pas donné cet argent, je ne serais même pas devenu l’écrivain que je suis devenu. Donc c’est très important pour moi aujourd’hui que j’ai pu acquérir un savoir faire. Donc de parler de la question LGBTQ+, c’est parce que moi même je suis homosexuel et marocain, mais je ne peux pas oublier ma mère, je ne peux pas oublié mes soeurs, je ne peux pas oublier les autres pauvres qui m’ont sauvé à Hay Essalam. Même si eux, ils me rejettent, et ils ne veulent pas entendre parler d’une personne LGBTQI+, moi je ne leur tourne pas le dos, parce que je comprend pourquoi chez eux il y a de l’homophobie, pourquoi il y a un certain type de racisme, pourquoi eux mêmes reproduisent Hogra (l’oppression). Donc écrire, faire des livres, même d’inspiration autobiographique, ça ne parle pas que de moi, il y a toujours les autres avec moi, c’est très important.
- Q2: Abdellah Taia, on va revenir sur votre engagement, l’intersectionnalité de vos engagements. D’abord j’aimerais commencer par une première question, qu’est ce que c’est qu’être un homme pour vous?
- R2: Être un homme, c’est très difficile comme question. Parce que malheureusement, on est tous un peu noyés dans des définitions qui ne nous arrangent pas du tout. Être un homme? c’est peut-être être un peu comme mon père, Mohammed, qui même s’il était homme, il ne me donnait pas l’impression qu’il était un dictateur, il ne me donnait pas l’impression que c’était uniquement sa voix à lui qui comptait. Mon père était quelqu’un de très tendre, et il était peut-être parfois abattu, il ne faisait pas le combat. On sait que dans la société marocaine, être homme c’est être fort, être debout, construire des immeubles et aller sur la lune. Mais j’ai l’impression que parfois cette force est juste un leur, il y a un piège, aussi bien pour l’homme que pour ceux qui l’entourent. Vous voyez… je ne sais pas au fond ce que ça veut dire être homme, et je ne suis pas d’accord avec les définitions qu’on donne de l’idée d’ homme, en tout cas au Maroc, et même en France, qui dit que l’homme est le plus fort, que sa parole tranche le plus et qu’à partir de ce moment là, les femmes et les minorités ne sont là que pour le servir. Un homme doit être tendre, même si la société le pousse à la dictature.
- Q3: Abdellah Taia, quand on lit vos romans, et notamment vos romans autobiographiques, il y a toujours cette masculinité fragile, cette masculinité douce on va dire, une masculinité tout sauf toxique. Et face à cette masculinité, il y a une féminité forte, on la trouve dans le personnage de votre maman, qu’est ce que vous pouvez nous dire de plus sur cela?
- R3: Sincèrement, parfois quand je repense à tout ce que j’ai vécu, quand j’étais petit, garçon et adolescent, par comparaison à ce que je suis devenu aujourd’hui, je trouve que j’étais très mal traité mais en même temps j’étais chanceux. Parce que autour de moi, il y avait déjà ma mère Mbarka, que son âme repose en paix, qui me donnait tous les jours des leçons de courage, c’est elle qui se battait, qui négociait avec tout le monde, je l’ai vu confronter tous les jours les difficultés de la vie, et je l’ai vu tous les jours ne jamais tomber. Alors j’imagine que ça lui coûtait beaucoup, mais moi ce que je retiens de ça, c’est même si moi elle ne m’a pas donné de l’amour comme j’en avais besoin quand j’était petit, même si elle ne m’a pas protégé et défendu en tant qu’homosexuel, je retiens que autour de moi il y avait ce modèle, cette femme que la société voulait briser, cette femme à laquelle on disait tu n’est qu’une femme, et justement elle n’était pas qu’une femme et elle reignait sur toute ma famille, sur tout le quartier, tout en étant dans une grande pauvereté. Pour moi cela est une première chance. La deuxième c’est que l’exemple de la masculinité qui m’entourait, ils étaient pas méchants, ils étaient dans une certaine ambiguïté eux mêmes par rapport à leur condition d’être hommes. Et le fait d’avoir côtoyé tous ces gens, dans une petite maison à Hay Essalam à Salé, nous étions 11 personnes dans 3 pièces, donc forcément les lois du Maroc, de la société, de la politique, ne pouvaient pas totalement s’appliquer sur nous parce que nous étions trop nombreux dans 3 petites pièces, donc forcément le mélange entre tous ces corps qui cohabitent dans les cris, dans les disputes, et en même temps il y avait une certaine forme de tendresse. Donc je pense que c’est cela qui m’a donné d’une part une grande richesse de l’imaginaire, mon imaginaire à moi il ne vient pas de moi, il vient des autres, je ne fais que l’installer et le nourrir en moi, et surtout, j’ai vu chacun et chacune d’entre elles pas à la place dans laquelle la société leur disait d’être. Donc personne, au fond, dans cette famille, ne respectait exactement l’idée d’être un homme, ou l’idée d’être une femme, ou l’idée d’être un arabe, ou l’idée d’être un musulman, ou même marocain. Par exemple quand on regardait des choses à la télévision tous ensemble, moi je me souviens dans les années 80, on avait une liberté pour critiquer ce qui se passait à la télévision marocaine, et je sais qu’à l’époque les marocains avaient peur, il y avait Hassan II qui gouvernait le Maroc, et tout le monde avait peur de Hassan II, mais moi je me souviens quand on regardaient la télé, 11 personnes qui regardaient la télévision, il y avait une forme de rébellion, alors ça restait entre nos murs à nous, mais moi je me souviens que les autres aussi se rebellaient comme ils pouvaient.
- Q4: J’aimerais vous poser la question une question sur votre littérature. D’abord, on le sait très bien, quand on est homme au Maroc, ou un peu partout dans le monde, on a du mal à parler de nos émotions. L’homme exprime rarement ce qu’il ressent, il ne dit pas que je suis pauvre, il ne dit pas que j’ai mal, il ne parle pas de ses émotions, etc. Dans votre littérature vous n’avez absolument pas de problème pour parler de cela, vous parlez de la pauvreté, vous parlez de vos émotions, vous vous exprimez pleinement dans vos œuvres littéraires. Donc pouvez vous expliquer cela? Qu’est ce que votre littérature a de masculin? Et surtout, est-ce qu’il existe une littérature masculine?
- R4: Tout d’abord, franchement, je ne saurais pas comment répondre de manière précise à cette question. Mais en revanche, je vais dire encore une fois, je suis obligé de revenir à ma mère. Ma mère, elle criait tout le temps, mais elle ne criait pas juste par désir frivole de crier, elle criait parce qu’il y avait tellement d’injustice qu’elle subissait et que nous subissions dans notre vie quotidienne, qu’il fallait bien que quelqu’un se lève et crie. Je me souviens bien de ma mère, le matin elle ouvrait la fenêtre et elle se mettait à crier sur tous les gens dans le quartier, les voisins et les voisines, elle leur jetait à la figure tous les matins toutes les choses mauvaises qu’ils lui faisaient subir, et quand elle avait mal elle se mettait à chantonner, à dire des choses, je l’ai vu devenir un petit peu sorcière, je l’ai vu manipuler mon père, je l’ai vu nous manipuler tous… j’ai vu ce que c’est le bien chez elle, j’ai vu ce que c’est le mal chez elle, je l’ai vu aller foncer, pas parce qu’elle voulait acheter des caftans, des djellabas ou de l’or, non… Elle voulait juste économiser pour construire la maison qu’elle a laissé pour nous après sa mort, et bien évidemment nous donner à manger. Donc vous voyez, quand vous avez côtoyé quelqu’un qui n’a pas peur de crier, qui n’a pas honte de ce que les autres vont dire sur lui ou sur elle, forcément ça entre en vous. Je pense que ce modèle féminin, ma mère très pauvre qui vient d’un village à côté de Beni Mellal et qui a immigré avec mon père à El Jadida puis à Rabat et plus tard à la ville de Salé, mais elle a toujours toujours été cette personne qui n’a pas peur de ce que les autres vont dire sur elle. Et je pense quelque part le gay que je suis devenu il a trouvé une forme de force dans le modèle de ma mère, dans sa façon de crier. Donc pour répondre à votre question, être masculin pour moi c’est un mélange, c’est pas seulement homme, c’est être homme et autre chose. Et de même qu’une femme n’est pas seulement une femme, la femme c’est autre chose. Parce que vous me disiez qu’on attend pas d’un homme à ce qu’il exprime ces sentiments, je suis tout à fait d’accord, je pense même qu’il y a quelque chose de politique dans la société marocaine qui empêche les gens de réagir, de s’exprimer, et malheureusement, parfois les gens qui nous sont les plus proches sont eux qui nous poussent à la censure et qui essayent de fermer notre gueule si je peux le dire comme ça. Alors la seule chose qui compte le plus aussi bien dans la vie, que dans la littérature pour moi, c’est d’être dans le mélange, avec les les identités de l’autre. Je suis gay, mais je suis pas que gay. je peux très bien comprendre mes soeurs, ce qu’elle ont vécu, ce qu’elles vivent aujourd’hui, les voix de mes soeurs sont les vois de toutes les filles que j’ai connu dans les collèges au Maroc, dans les lycées ou bien l’université Mohamed V de Rabat, tout ce qu’elles me racontaient comme malheurs, et comment elles faisaient les malines avec la société marocaine. Donc je n’ai pas quelque chose d’arrêtée pour définir la masculinité, mais ce qui est sur c’est qu’il y a beaucoup de féminité dans la masculinité.
- Q5: Abdellah Taia, dans votre littérature, il y a du genre, il y a de la sexualité, et vous parlez aussi des injustices, de la Hogra, quel est le rapport entre la masculinité et la Hogra?
- R5: Malheureusement, nous vivons dans une société patriarcale, c’est une société dominée par le machisme, par l’homme qui veut incarner le pouvoir, qui incarne le pouvoir, et qui s’autoproclame le droit de juger les autres et leur rapport à la vie, leur rapport à la sexualité, et qui ne cesse de rabaisser la femme, de la violenter, de l’agresser, de la réduire à rien. Alors que nous savons que ces femmes marocaines, à quel point elle donnent, elles sacrifient pour ces hommes, et la plupart du temps, ces mêmes hommes qu’elles ont nourrit, donc leurs fils, leurs frères, leurs cousins, ces mêmes hommes se retournent contre elles et les empêchent d’hériter par exemple, les empêchent d’accéder à leurs rêves, les violent les maltraitent et les poussent à cuisiner “Blasstek f l’kouzina” (Ta place est dans la cuisine). ça m’arrive quand je vais chez mes soeurs au Maroc, je suis sidéré à quel point mes soeurs, alors qu’elles travaillent par ailleurs, elles passent beaucoup de temps dans la cuisine à préparer des choses pour les hommes, et ces hommes attendent qu’elles ramènent les chaises, les verres, les couvercles, la salade, et ces hommes ne bougent pas. Et ça c’est un signe que malheureusement, les femmes sont tellement inspirantes, elles se sacrifient tellement pour le monde et pour nous, l’homm, la société machiste, par loi, c’est pas une histoire de traditions, c’est une histoire de politique, les gens qui dirigent ne veulent pas céder ce pouvoir, ne veulent pas partager ce pouvoir avec la femme. Je pense qu’ils veulent maintenir les femmes et les minorités dans des petites cages où on est leurs esclaves. Voilà, c’est ça qui est malheureux, on ne rend pas justice au sacrifice de la femme, et on la pousse encore et encore à se sacrifier.
- Q6: Abdellah Taia, j’aimerais vous poser une question sur l’occident, sur la france et sur paris. L’homme marocain est-il hyper-sexualisé en occident?
- R6: Bien évidemment, l’homme arabe, l’homme musulman, les pays arabes, les pays musulmans, les pays africains ont été colonisés par les occidentauc. Et malheureusement, même aujourd’hui en France les visions de l’homme arabe, des femmes arabes, des musulmans et des musulmanes, il y a encore des visions complètement colonialistes orientalistes de ces gens. L’occident et la France, qui fait partie de l’occident, ne veulent surtout pas revenir sur ces visions colonialistes, et quand on aborde ce thème avec les occidentaux, ça les dérange. Pour eux ils sont sortis de nos pays, donc pour eux la colonisation est terminée, alors que les visions colonialistes n’ont jamais été remises en question, au fond, en occident. Et on continue malheureusement de parcourir, d’être véhiculés et de sortir très souvent à la télévision. Vous savez dans la télévision française, dans ces chaînes d’information, il y a tous ces gens qui se permettent de dire des choses complètement ignorants, arrogantes et colonialistes sur les arabes, sur les musulmans, sur l’Islam. Cela veut dire que c’est des gens qui ne savent rien sur nous, et qui à partir de leur propre ignorance sur nous, s’autorisent à nous juger, à nous réduire , et à faire des amalgames totalement inacceptables. Je pense que mon rôle, entre autres, pour moi aujourd’hui en 2020 c’est de dénoncer ce racisme. et ce n’est pas parce que je suis gay que e ne msens pas concerné par ce rasime islamophobe. Donc malheureusement, je dirais que l’homme arabe est encore vu de manière trop éxotique ou trop sexuelle, et de même pour la femme arabe. Une fois qu’elle choisit par exemple de se voiler, c’est inacceptable, comme si le choix du voile ne peut pas compter comme une volonté individuelle. Parfois on a l’impression que la liberté n’est acceptée à l’occident, que quand elle va dans le sens de l’occident. Suis cette liberté là… Si c’est un autre goût, une autre couleur, ce n’est pas de la liberté pour eux. Je crois que cela est visible dans mes derniers livres, aussi bien Un pays pour mourir, que Celui qui est digne d’être aimé.
- Q7: Revenons au Maroc Abdellah, qu’est ce que la masculinité au Maroc a de colonial? ça se trouve qu’en préparant Machi Rojola, j’ai rencontré un styliste marocain qui m’a parlé d’un point de vue vestimentaire, qu’au maroc par exemple on avait le caftan, que les vêtements au Maroc étaient moins genrés, il y avait quelque chose de non binaire dans notre culture, quand on parle de Bouchaib El Bidaoui par exemple, il y a plein d’aspect au Maroc, de Moussem de Sidi Ali par exemple, donc qu’est ce que la masculinité aujourd’hui au Maroc a de colonial?
- R7: Malheureusement, les conséquences du colonialisme au Maroc sont encore visibles. Par exemple, par rapport à langue française, jusqu’à aujourd’hui on entend ce genre de phrases, ah si tu ne maitrise que la langue arabe tu n’a pas d’avenir, le fait de parler la langue française fait de vous quelqu’un d’intéressant, il faut aspirer à la langue française pour devenir bourgeois… Vous voyez? Il y a une forme d’infériorisation de nous même et de notre propre culture marocaine. C’est quelque chose qui personnellement me faisait extrêmement mal et me fait toujours mal de voir que les marocains entre eux ne sont pas dans une valorisation de ce qu’il sont. Par exemple vous avez parlé des saints et des mausolés au Maroc, c’est quelque chose qui est extrêmement répandue au Maroc, et jusqu’à aujourd’hui les marocains ont honte de celà, comme si c’était du folklore, comme si c’était le style de ceux qui sont anaplphabètes, le style des campagnards, le style des gens qui ne sont rien, alors que c’est de la culture marocaine que le colonialisme français a transformé en folklore. Malheureusement, j’ai parfois l’impression que nous vivons au Maroc dans une vision folklorique installée en nous par le colonialisme français. Et une fois qu’on essaie de parler de ça au Maroc avec les gens,soit ils ne comprennent pas, ou bien pour eux, les gens qui vont par exemple dans les mausolés, c’est pour eux quelque chose d’inférieur. Donc cette infériorisation de ce qu’on est qui s’est installée au Maroc malheureusement elle est toujours là. Et elle est presque cette soumission devant la culture occidentale et la culture française, c’est quelque chose qui parfois me donne envie de vomir.
- Q8: Abdellah Taia, j’aimerais revenir à votre récit autobiographique, il y a le personnage du frère qui m’a beaucoup marqué, il y a un passage où vous décrivez votre frère comme quelqu’un de doux, de sensible… Mais aussi dans le film L’armée du Salut, nous avons ce personnage doux qui ne répond pas aux critères normatifs de la masculinité au Maroc. Est ce que vous pouvez nous parler un peu plus de votre frère?
- R8: En fait quand j’écris mes livres, ou quand j’ai tourné mon film, L’armée du Salut, même quand moi même j’avais des problèmes avec certaines choses qu’on vit dans la société marocaine, même si moi même j’ai subi la violence de la société marocaine, je me dit qu ma colère si elle devait sortir, elle doit sortir avec un certain amour, je ne vais pas me placer, moi, seulement comme une victime, dans une position où c’est moi qui ai raison, et les autres évidemment ils ont tort, je ne peux pas être dans cette position là. Il faut que je cherche dans ces personnages-là une certaine beauté. Il y a quelque chose qui à la fois pourrait déranger, mais dans laquelle il y a quelque chose de beau. Et quoiqu’on dises, moi j’ai vu cette chose très belle dans le rapport qui existe entre marocains, dans les gestes, dans le silence, dans la façon de se tenir, dans la façon d’animer un après midi, d’animer ce qu’on appelle Glissa (une rencontre), de boire du thé à la menthe et comment ma mère qui n’avait rien, quand il ya des gens qui viennent la voir, alors qu’il n’y avait rien, juste de faire du thé à la menthe et elle est capable de transformer ce moment en quelque chose d’extrêmement beau, d’extrêmement poétique, d’extrêmement miraculeux. Donc vous voyez je ne suis pas devenu écrivain par hasard, c’est parce que j’était entouré de gens extrêmement marocains et extrêmement courageux dans l’expression de cette marocanité tout en étant ambigus en même temps. Par exemple quand j’ai tourné le film, parce que le film parle aussi d’un héro homosexuel marocain, il y a la violence, il y a le rejet de la société et de la famille, tout ça est dans le film. Mais je me suis dit il ne faut pas m’exprimer d’une manière attendue, d’une manière cliché, c’est à dire montrer juste un homosexuel victime, pleurnichant et tout ça. Je me suis dit il faut que lui, il soit comme ma mère, ça veut dire très malin, très débrouillard, qui s’accroche à ces gens, même si peut être eux, ils le rejettent, et surtout je me suis dit qu’il faut filmer ces personnages même si moi dans la vraie vie je dit des choses, disons inacceptables de la part de ces gens mais il faut les filmer avec beauté, avec amour. Evidemment il faut dénoncer ce qu’il ne va pas dans la société marocaine, et il y a tellement de choses à dénoncer et il faut faire évoluer les idées générales sur l’homme et sur la femme mais…. ma mère m’a nourris, elle voyait bien que je n’étais pas comme les autres garçons, elle ne m’a pas jeté dehors, mon père il allait à Rabat il me ramenait un peu d’argent, et ma mère avec cet argent elle me donnait les 6 Dirhams pour aller à l’université Mohamed V, et ça, cette mission remplie de leur part à eux, et ils n’avaient absolument rien, mon père il gagnait 1000 Dirhams, avec ces 1000 Dirhams il a fait vivre 11 personnes. Rétrospectivement je n’ai que de l’admiration pour elle et lui, mon père et ma père et que de la reconnaissance. Dans mes livres, il n’y a pas évidemment que cela qui s’exprime, et même quand il y a quelque chose de très douloureux, de très compliqué, de très noir sur le Maroc et sur le monde, j’essaie toujours de le faire avec un petit Chouia (un peu) d’amour.
- Q9: Abdellah Taia, j’aimerais revenir avec vous un peu sur la colonisation si vous permettez, vous avez parlé de l’homme dominant. Mais en étant au Maroc et surtout en travaillant sur les questions du genre, on ne peut pas nier qu’il y a aussi l’homme dominé, dominé par l’exploitation sexuelle et par la domination de l’étranger dans son propre pays. Je sais que vous avez déjà écrit sur cela, qu’est ce vous pouvez nous dire de plus sur ce sujet?
- R9: En fait, l’homme marocain dominé, d’abord ce sont les enfants, les garçons, ils sont petits, ils subissent des violences sexuelles, des choses très graves qui mènent souvent à des tragédies. Donc avant de parler d’une forme de continuité coloniale au Maroc, à travers la prostitution, et l’exploitation sexuelle de certains jeunes hommes au Maroc, moi je dirais qu’il ne faut pas totalement jeter la faute toujours sur les français ou les occidentaux qui viennent au Maroc, il faut aussi dire cette chose qui est très importante, qu’il y a beaucoup trop de violences au sein même des familles marocaines, je parle de violences sexuelles. Je pense que c’est le tabous des tabous au Maroc. Parce que à chaque fois qu’il y a une question de viol de mineurs au Maroc, on essaie toujours de trouver le coupable, et sur ce coupable on déverse toute notre haine, tous nos problèmes, on dit c’est lui le monstre, et nous, la famille marocaine, on est évidemment parfaits, et on rejète le monstre. Alors dès qu’on se met à parler avec n’importe quel marocain, on se rend compte que quasiment tout le monde a subi quelque chose de très grave sexuellement, au sein même de sa famille. Et ça, ça me paraît extrêmement important sur lequel, franchement, à l’instant, on ne parle pas beaucoup. Par exemple il y a eu le petit Adnane qui a été enlevé, violé et tué dans son propre quartier, en plein jour, il a été enterré dans son propre quartier en plein jour, et tout le monde nous dit, les gens n’ont rien vu, rien entendu, il y a quelque chose là presque une métaphore d’une complicité généralisée de toute la société marocaine qui offre des enfants aux adultes pour qu’ils les exploitent en toute intimité sexuellement. Je pense que c’est très grave. et quand on a arrêté l’assassin de Adnane à Tanger, toute la société marocaine était prise d’une hystérie collective assez scandaleuse, tout le monde voulait qu’on condamne à mort l’assassin, et comme ça on se débarrasse du problème. En fait, à travers l’affaire de Adnane, tout le monde a senti ce que malheureusement ce petit enfant a vécu, et au lieu de s’interroger sur notre propre responsabilité à tous, on préfère fermer les yeux, fermer les yeux, et dire l’assassin de Adnane est là, condamnez le à mort.
- Q10: Abdellah Taia, dans la littérature, au Maroc, nous avons Mohamed Choukri, nous avons Abdellah Taia, nous avons ces écrivains sincères, qui n’ont pas de problème de faire la littérature avec lucidité. Des femmes et des “minorités” sexuelles, il y en a pas beaucoup, j’ai vu ces derniers temps sur votre profil Facebook, vous avez écrit sur Fatima Daas, la jeune franco-algérienne qui a écrit un livre autobiographique, “La petite dernière”. Est-il important une pluralité de genre dans la littérature maghrébine d’expression française?
- R10: D’abord la pluralité des voix, et la pluralité des écritures si je peux dire, ces deux pluralités sont importantes, aussi bien en français qu’en arabe qu’en anglais, et que ce soit pour des hétérosexuels, comme pour des lesbiennes, comme pour des transgenres, et toutes les minorités. En fait je me rends compte, franchement sur moi-même, moi même parfois je m’interroge, je dit qu’est ce qui fait que je n’ai pas peur quand j’écris? Parce que ce que vous dites sur ma sincérité et tout cela, à la fois je vois très bien ce que vous voulez dire par ça, mais en même temps quand je me mets à écrire, je ne dis pas qu’il faut que tu sois sincère, il faut que tu brises les tabous… Pour moi, l’écriture, à partir du moment où je décide de la pratiquer, ne peut qu’ aller au-delà de tous les tabous et il faut y aller à fond.Si on y va en prenant la pose intellectuelle, si on y va avec le désir de montrer que j’ai un grand vocabulaire, et que je sais tracer des phrases très compliquées, franchement c’est même pas la peine d’écrire, le plus important dans l’écriture c’est de donner quelque chose de soi, c’est au delà de la sincérité. Il faut y aller à fond, il ne faut pas se dire que ma famille va lire cela, qu’est ce qu’elle va penser de moi… Malheureusement, je trouve que quand j’étais étudiant, on ne nous encourage pas à cette liberté et à la libération au Maroc. Quand je donnais mes textes à mes copains à l’université, ces textes parlaient de l’Hammam, de Hay Essalam, des gens de Hay Essalam, quand ils lisaient ces textes ils les trouvaient inintéressants, je parle de 1995 et 1996, c’était intéressant pour un marocain de parler de la pauvreté. Vous voyez encore à quel point on est encore dans l’infériorisation systématique de ce que nous vivons. Pour eux la littérature, il fallait parler de quelque chose de beau à Paris, à Saint-Germain-des-Prés… Donc on vit dans une honte de nous même malheureusement, je ne sais pas comment j’ai fait pour trouver, en fait ce qui est le plus intéressant pour moi c’est l’expérience de vie que j’ai dans ce quartier, avec cette mère, avec les voisins, avec ville de Salé, ce qu’elle signifie, avec les mausolés de saints de Salé, avec Rabat de l’autre côté qui nous dominait. Donc je voulais mettre ça, peut être parce que je ne le voyais pas s’exprimer dans la littérature, et même parfois des gens dans la télévision marocaine qui se mettaient à parler et que je voyais qu’ils n’avaient aucune connexion avec la réalité marocaine, hors la littérature doit être en connexion avec la vie pour aller au delà de la vie, la littérature c’est la vie c’est le coeur même de la vie. Maintenant que je suis un petit peu vieux, que j’ai 47 ans, je me dis que peut être qu’il manque au Maroc de faire des ateliers d’écriture. Parce que les marocains tous les jours, ils ont un don pour raconter, pour animer le moment, pour faire de n’importe quel petit moment de rien du tout quelque chose d’extraordinaire juste avec le récit. Donc dans ce récit oral je peux dire qu’il y a aussi de l’écriture, il faut juste que quelqu’un leur disent, ça c’est important. ce que tu dis là, ça a de la valeur. Malheureusement cette valorisation de ce que nous vivons n’existe pas au Maroc. Peut être qu’il faut que je revienne au Maroc et que j’anime des ateliers d’écriture, parce que c’est important.
- Q11: Abdellah Taia, la domination des hommes au Maroc, n’est elle pas simplement qu’une transcription de la domination politique et religieuse?
- R11: Avec cette question, vous avez tout résumé. Parce que souvent on jette la pierre à la société marocaine et aux marocains, et on leur dit qu’ils sont conservateurs, trop attachés à ces valeurs, à ces visions un petit peu ancienne des choses, de la religion, comme si le marocain ou la marocaine dans son quotidien n’était pas déjà capable de réfléchir sur sa propre condition à l’intérieur de cette société. Donc je dirais malheureusement que le monde politique ne nous aide pas, on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien au Maroc, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas des gens qui se sont levés, qui ont parlé, qui ont brisé les tabous. Il y a eu des manifestations, il y a eu des associations qui se sont créées, il y a des gens qui ont parlé dans les journaux, sur leurs chaînes Youtube. Mais à côté de ce changement, il y a eu le 20 février par exemple au Maroc, on ne peut pas dire que le 20 février ce n’était rien, c’est quelque chose d’assez extraordinaire. Et malheureusement, le monde politique fait comme si tous ces changements courageux de la part de certains marocains n’existaient pas. Donc oui, les emprisonnements sont d’abord et avant tout politiques.
- Q12: Abdellah Taia, peut-on faire de la masculinité marocaine, une masculinité plurielle, inclusive, non binaire, décoloniale, une masculinité qui respecte les personnes queer, qui respecte la diversité, y a t il une chance de vivre une masculinité comme ça au Maroc?
- R12: Je pense que, même si parfois on a des jours noirs, et qu’on est face à des gens têtus, qui ne veulent pas le changement, qui sont conservateurs, on n’a pas d’autre choix que de continuer le combat, chacun à sa façon. Je pense que les révolutions et la révolution en manière générale ne se font pas en une nuit, c’est un esprit, c’est un idéal, c’est un rêve, c’est quelque chose qui paraît irréalisable, ça parait comme quelque chose qui sort de la tête des fous. Et pourtant ce sont ces fous comme vous et moi, peut-être, sûrement, pas seulement peut-être, ce sont ces rêves-là qui sortent des têtes des fous qui finissent par changer le monde, et finissent par donner un petit peu de justice, que ce soit des homosexuels, des lesbiennes, des hétérosexuels, des pauvres… Par exemple au Maroc il y a toute une génération de jeunes, des garçons et des adolescents qui sont totalement désintéressés par les études, qui ne veulent pas poursuivre les études, et ils disent qu’il n’y a pas d’avenir, et je me dis c’est quoi notre responsabilité? c’est à nous de les avoir installés dans cette impasse, et c’est le Maroc entier qui doit sauver ces jeunes, et maintenant ils nous disent qu’ils sortent avec des couteaux pour agresser des gens, mais qu’attendez-vous? Malheureusement, qu’est ce qu’on attend des gens abandonnés et qui doivent survivre après tout. Ce sujet me paraît extrêmement important pour préparer une autre masculinité marocaine.
- Q13: Abdellah Taia, une dernière question, quel est l’homme du futur?
- R13: Moi j’ai l’impression que l’homme de demain c’est quelqu’un comme Mehdi Benbarka par exemple, il est mort, on l’a assassiné dans les années 60, mais je pense que vous vous souvenez comme moi de ce qu’il a fait, il a essayé d’installer un partage des richesses, il parlait pour le peuple, il parlait du social, de nourrir les pauvres, de les éduquer, de libérer les femmes des lois qui les emprisonnent. Vous voyez cet homme du futur, il existe déjà, dans la mémoire des marocains. Il faut juste réveiller ce souvenir, ce combat, dans la tête des marocains, c’est tout.
- Q14: Abdellah Taia, un message pour le public de Machi Rojola…
- R14: Tout d’abord, pour la communauté LGBTQI+, parce que c’est très important de parler avec les minorités qui nous ressemblent ou pas, s’ils me connaissent, j’ai envie de leur dire, s’ils se sentent découragés, et s’ils se sentent qu’ils n’ont pas de place au Maroc, je voudrais leur envoyer à travers ce podcast tout mon amour d’un petit garçon marocain de Hay Essalam, et c’est même pas un amour d’un intellectuel ou d’un écrivain, mais d’un marocain, qui salue un autre marocain. Avec beaucoup d’amour et beaucoup de considération. Il y a beaucoup de Hogra au Maroc, c’est très moche, les gens jouent trop aux homme ou aux femmes importantes ils sentent qu’ils sont importants parce qu’ils agressent l’autre. Malheureusement cela peut causer des dégâts terribles au Maroc. Donc je dis à la communauté LGBTQI+ au Maroc, tout mon amour, je vous le donne, parce que les gens ne vous reconnaissent pas, je suis là, je suis marocain, je suis de Salé et je vous reconnais. Et si les autres ne vous reconnaissent pas, je suis là pour ça. Et par rapport aux autres, ces chers hétérosexuels qui ne nous facilitent pas la vie tous les jours, je leur dit certains jours je vous pardonne, certains jours je vous maudit. Il faudra nous aider, à vous aider à changer et on y arrivera, j’en suis sûre.
L'équipe
Machi Rojola est la première plateforme 100% marocaine qui promeut les masculinités positives.
Initiée par le collectif ELLILE, Machi Rojola vise à travers un prisme féministe, à repenser la masculinité dans une société patriarcale.
La plateforme qui n’est pas destinée à diaboliser les hommes, mais plutôt à mettre en évidence les effets nocifs et socialement destructeurs de certains idéaux traditionnels des comportements masculins tels que la domination masculine, l'homophobie, la misogynie, le harcèlement, l’autosuffisance... par la promotion et la défense des masculinités positives et plurielles.
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Fatima Zahra Amzkar, une plume courageuse qui répand son encre en couleurs de l’arc-en-ciel.
Fatima Zahra Amzkar, une auteure marocaine, « Mémoires lesbiennes » est sa première publication. Son livre a été acquis lors du Salon international du livre et de l’édition de Rabat en 2022, abordant la question de l’homosexualité féminine au Maroc. Suite à cela, elle a fait l’objet d’une campagne de diffamation et de calomnies sur les réseaux sociaux. Fatima se décrit comme une romancière marginale, écrivant depuis la marge sur les marginalisés.
[INTERVIEW] Hicham Houdaifa
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